mardi 20 mars 2007

REVOLUTION DANS LE DOMAINE DE L'ETHIQUE MEDICALE


(Illustration de La douleur, un mal à combattre / Th. Delorme - Découverte Gallimard)


Dans son édition du Mercredi 7 fébrier 2007, Libération publie un article à propos d'un événement dont la portée a été largement sous-estimée.

Pour rappel, en 2005, le prestigieux Institut National de la Recherche Médicale publiait une étude intitulée "Trouble des conduites chez l'enfant et l'adolescent". Dans le cadre de son plan de prévention contre la délinquance, largement inspiré par ce texte, le gouvernement prônait une notamment une détection très précoce des « troubles comportementaux » chez l’enfant, censés annoncer un parcours vers la délinquance. Dans ce contexte l'expertise de l’INSERM précitée, qui préconise le dépistage du « trouble des conduites » chez l’enfant dès le plus jeune âge, fut particulièrement visée.

Cette étude provoqua un véritable tollé chez tous les professionnels ayant à faire avec la petite enfance (éducateurs, pédo-psy, pédiatres, psychologues, associations de parents, professeurs, etc.). Des professionnels concernés lancèrent alors une pétition nationale intitulée "Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans" (http://www.pasde0deconduite.ras.eu.org/appel) qui reçut pas moins de 191 900 signatures à ce jour.

En voici un extrait :

"Les professionnels sont invités à repérer des facteurs de risque prénataux et périnataux, génétiques, environnementaux et liés au tempérament et à la personnalité. Pour exemple sont évoqués à propos de jeunes enfants « des traits de caractère tels que la froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme » et la notion « d'héritabilité (génétique) du trouble des conduites ». Le rapport insiste sur le dépistage à 36 mois des signes suivants : « indocilité, hétéroagressivité, faible contrôle émotionnel, impulsivité, indice de moralité bas », etc. Faudra-t-il aller dénicher à la crèche les voleurs de cubes ou les babilleurs mythomanes ?

Devant ces symptômes, les enfants dépistés seraient soumis à une batterie de tests élaborés sur la base des théories de neuropsychologie comportementaliste qui permettent de repérer toute déviance à une norme établie selon les critères de la littérature scientifique anglo-saxonne. Avec une telle approche déterministe et suivant un implacable principe de linéarité, le moindre geste, les premières bêtises d’enfant risquent d’être interprétés comme l’expression d’une personnalité pathologique qu’il conviendrait de neutraliser au plus vite par une série de mesures associant rééducation et psychothérapie. A partir de six ans, l’administration de médicaments, psychostimulants et thymorégulateurs devrait permettre de venir à bout des plus récalcitrants. L’application de ces recommandations n’engendrera-t-elle pas un formatage des comportements des enfants, n’induira-t-elle pas une forme de toxicomanie infantile, sans parler de l’encombrement des structures de soin chargées de traiter toutes les sociopathies ? L’expertise de l’INSERM, en médicalisant à l’extrême des phénomènes d’ordre éducatif, psychologique et social, entretient la confusion entre malaise social et souffrance psychique, voire maladie héréditaire
."

Leur analyse sur les motivations cachées de ce texte, en dehors de ses motivations sécuritaires, sont tout aussi intéressantes :

"Ce que proposent les experts

Trois classes de médicaments non spécifiques existent : les antipsychotiques, les
psychostimulants et les thymorégulateurs. Leur action est supposée essentiellement « antiagressive».

Les experts proposent de :

- Développer de nouveaux essais cliniques avec des associations de médicaments.
- Favoriser la recherche de nouvelles molécules notamment d’identifier des molécules
susceptibles de réduire les comportements impulsifs par actions sur les
neuromédiateurs. Il s’agit « de rechercher de nouvelles molécules d’intérêt pour la
prévention et la correction du trouble des conduites » (p 381).

Les remarques de Pasde0deConduite

Il existe peu de données de psychopharmacologie chez l’enfant et l’adolescent : la plupart des données d’efficacité et de tolérance ont été obtenues chez l’adulte. Les experts soulignent d’ailleurs que ces essais ont été, le plus souvent, effectués chez l’adulte et « dans d’autres indications que le trouble des conduites » (p 285).

Aux USA, près de 8 millions d’enfants de 3 à 20 ans prennent aujourd’hui des psychotropes :

antidépresseurs, calmants, ou psychostimulants (notamment de la Ritaline). Dans ce pays,certains professeurs incitent les parents à aller consulter un psychologue, un médecin afin decalmer par un traitement médicamenteux les enfants déclarés hyperactifs. Les laboratoires sont les premiers bénéficiaires de la mise en place des programmes de dépistage psychologique dans ce pays. De nombreuses associations américaines se mobilisent pour protester contre la montée en puissance de la médicalisation des écoliers, collégiens et lycéens. Des alertes sur les recrudescences de suicide ont amené la Food and Drug Administration (l’équivalent de notre Afssaps) à inscrire des avertissements sur les boites de médicaments.

En France, en 2004 et tout récemment en 2006, l’Afssaps a rappelé que la prescription d'un antidépresseur ne doit intervenir qu'en seconde intention, dans le cadre d'une dépression majeure. Ainsi, si la prescription d'un antidépresseur s'avère nécessaire chez un enfant ou un adolescent, une surveillance étroite du patient doit être effectuée et s'accompagner de la recherche d'un comportement suicidaire, surtout en début de traitement. Il avait même été question, en 2004, d’interdire la prescription d’antidépresseurs chez les enfants de moins de18 ans.

En France, la prescription de psychotropes chez l’enfant est longtemps restée un tabou. Ni les pédopsychiatres en dehors de quelques services1, ni les pédiatres, ni les généralistes ne prescrivent facilement de psychotropes. Toutefois, les statistiques montrent que le nombre de boites de Ritaline vendues est en forte croissance. Ainsi, en 2004, 7 000 enfants étaient sous Ritaline, soit six fois plus qu’en 1997.

L’annonce des chiffres de prévalence du trouble des conduites évoquant jusqu’à 9% des enfants atteints ne peut manquer de faire évoquer une stratégie visant à promouvoir une nouvelle maladie (le trouble des conduites), avec son traitement psychotrope à la clé. Nous en avons l’habitude en France, grande consommatrice de psychotropes où près de 20% des prescriptions d’antidépresseurs chez l’adulte sont considérées comme non justifiées.

De plus de nombreux médecins pensent que prescrire des psychotropes chez le tout petit est pure folie, alors que la structure cérébrale n’est pas encore complètement mise en place et que l’on ne dispose pas d’études réalisées chez l’enfant.

Dans les traitements proposés du « trouble des conduites » au sens retenu dans l’expertise de l’Inserm, si les thérapies à visée rééducatives ne marchent pas, ce sont des traitements médicamenteux qui seront proposés, avec dans ce cas des prescriptions à long terme : en effet l’effet attendu des médicaments psychotropes est de calmer le « trouble », mais les molécules n’ont pas pour fonction de « guérir » une conduite…

Plus grave, au-delà des aspects « thérapeutiques » qui viennent d’être examinés, les experts évoquent des traitements préventifs, c’est à dire censés prévenir l’apparition du trouble des conduites et donc proposent une indication à partir des facteurs de risque.

Il y a danger pour nos enfants.

(1) Services dont sont d’ailleurs issus les experts du rapport Inserm
"

Souvent nous pensons que ces pétitions ne mènent nul part, sauf que celle-ci a vu son action totalement couronnée de succès. En effet, le 16 juin 2006, le gouvernement renonçait à inclure dans sa réforme les articles portant sur la prévention de la délinquance chez les très jeunes enfants.
Quelques temps plus tard, l'INSERM admettait à demi-mot certains aspects non vérifiés et non scientifiques de la méthodologie ayant été utilisée dans la réalisation de cette expertise. Le porte parole de l’Inserm annonçait que les méthodes de travail des expertises Inserm dans le domaine psychique seront revues. Il y aura, notamment, prise en compte de la diversité des approches épistémologiques et pratiques, comme de l'expérience des acteurs de terrain et de l’apport des sciences humaines et sociales concernées par les problématiques considérées. "La multidisciplinarité est une condition d'une démarche éthique et scientifique", a considéré Jean-Claude Ameisen, président du comité d'éthique de l'Inserm. Jean Marie Danion, professeur de psychiatrie à Strasbourg, directeur de l'unité Inserm 666 et porte parole de l'Institut précise : "Désormais lorsqu'une expertise aura de fortes implications sociétales, comme celle-là, nous demanderons aux professionnels de terrain de nous faire des propositions sur les noms d'experts à consulter. Puis, à l'issue de ce travail, mais avant sa publication, nos interlocuteurs y auront à nouveau accès, afin de ne pas donner l'impression d'un texte détenteur d'une réalité intangible. Il nous faut également rejeter toute approche sécuritaire, en étant d'une vigilance sans faille vis-à-vis des risques de récupération politique".

Mais le clou de cette action fut la décision très attendue du Comité National d'Ethique saisit par ce collectif qui émit en février dernier un avis hautement défavorable sur la rapport de l'INSERM. Plus que le simple fait, ce sont les termes et l'argumentaire qui sont intéressants, voire primordial. Voici comment Libération relate cet événement :

C'est rafraîchissant. En rendant public son avis «sur la détection de certains troubles du comportement chez le très jeune enfant», le Comité national d'éthique se paye le très prestigieux Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Il critique vertement l'expertise collective de l'Institut qui tendait à établir des liens entre troubles de la conduite chez l'enfant et délinquance future. (...)

Choix. Ce sont d'ailleurs les auteurs de cette pétition qui ont, au printemps dernier, saisi le Comité national d'éthique. Bien leur en a pris, tant la réponse des sages leur est favorable. D'abord, l'objet même du travail de l'Inserm est remis en cause : «Il convient de souligner l'ambiguïté de la définition du "trouble des conduites" car elle tend à occulter les frontières entre pathologie et délinquance, entre démarche médicale et démarche judiciaire.»
De même, le comité s'étonne du choix très particulier des experts, tous ou presque appartenant à la même école de pensée. Le comité se permet ensuite de leur donner un petit cours d'histoire de rattrapage : «La tentation de réduire, classer et hiérarchiser l'ensemble des dimensions de la complexité des comportements humains à l'aide d'une seule grille de lecture, et de s'en servir pour prédire l'avenir des personnes est une tentation ancienne.
Certains pensent aujourd'hui pouvoir tout lire de l'identité et de l'avenir d'un enfant par l'étude de son comportement, de la séquence de ses gènes, ou par l'analyse en imagerie de ses activités cérébrales... L'histoire des sciences nous révèle la vanité de tenter de réduire à tel ou tel critère la détermination de l'avenir d'une personne.»

Boule de cristal. De fait le comité d'éthique suit une ligne de conduite cohérente, s'inquiétant de la place que prend la génétique dans la médecine, perçue comme une véritable boule de cristal. Les sages rappellent cette évidence : «Les facteurs de risque sociaux ou environnementaux apparaissent comme au moins aussi déterminants pour les comportements ultérieurs que les facteurs génétiques, neurobiologiques ou psychologiques individuels de l'enfant.» Mettre en avant des prédispositions génétiques risque, de plus, de mettre des enfants «à l'écart», et de les stigmatiser en les considérant «comme des enfants différents et dangereux».
Très logiquement il se montre opposé à une tendance de la pédopsychiatrie qui vise à prescrire des psychotropes aux enfants trop agités. «Cette administration de médicaments psychotropes ou anxiolytiques à de jeunes enfants est une facilité à laquelle notre société se doit de ne pas céder.» Et pour ceux qui n'ont pas compris ce rappel à l'ordre, une piqûre de rappel : «La médecine doit d'abord considérer l'enfant comme un enfant en souffrance et en danger, qu'il faut accompagner, et non pas comme un enfant éventuellement dangereux, dont il faudrait protéger la société... Nous redisons notre opposition à une médecine qui serait utilisée pour protéger la société davantage que les personnes.»
"
Et le journaliste de conclure :

"Rarement, en tout cas, les sages ont pris une position aussi ferme."

Effectivement ! Il s'agit même d'une petite révolution dans le domaine de la recherche, de la médecine et de la psychiatrie sociale mais surtout de l'éthique médicale en général.

Aucun commentaire: